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25/01/2024

La troisième inconnue

Dans la danse il m'arrive de travailler de manière à produire une présence pas très claire, cela me demande beaucoup de précision et de concentration. Habituellement je suis touchée par des danses que je ne sais pas encore danser, et je vais chercher à les reproduire, ce qui me demande de trouver mes propres méthodes pour y parvenir. Depuis quelques temps déjà, je suis particulièrement touchée par des danses qui provoquent en moi en tant que public une sensation très directe et frontale, une confrontation à la chair du danseur ou de la danseuse qui a disparu en tant que personne. Lorsque je me trouve face à ce type de danse, j'ai l'impression d'être brutalement confrontée à la réalité du moment présent, ce sont des corps qui semblent absorber l'espace autour d'eux, me soustrayant du rêve vaporeux dans lequel j'étais plongée.

22:37 Publié dans Labo | Lien permanent | Commentaires (0)

08/12/2023

Figurines de papier

En 2022, nous avions débuté avec Inès de Bruyn et Nathalie Sabah FIGURINES DE PAPIER, un trio de danse / musique / peinture-vidéo dont on peut trouver des extraits vidéos ici :

extrait 1

extrait 2

extrait 3

Merci à Inès et Nathalie pour cette rencontre en grande intensité, et pour leurs montages d'images et de sons !

17/11/2023

L'étranger connu. Entre art-performance et sciences sociales

Une communication au colloque "L'art social" organisé par Eric Gagnon (sociologie) et Francine Saillant (anthropologue), Institut de recherche en santé mentale, Laboratoire CERVO, jeudi 2 novembre 2023, Québec, Canada.

 

Les mouvements entre les mondes de la santé, de l’art et de la science sont nombreux. On peut penser à cet égard, à la fin du 19ème siècle en France, à l’influence des savoirs scientifiques et de la publicisation (dans la presse grand public ou des articles de vulgarisation scientifique) des gestes de patients, depuis le service de la Salpetrière jusque dans les spectacles des artistes de café-concert ou dans le cinéma burlesque, mettant en scène des corps « épileptiques », « automatiques » ou « convulsifs » (CF : voir l’ouvrage de Rae Beth Gordon, de Charcot à Charlot). On peut penser également à la façon dont certains artistes en art corporel, confrontés à l’épreuve de la maladie et du traitement médical, ont pu chercher à détourner dans leurs œuvres les savoirs médicaux et les savoirs de sens commun associés à la maladie (CF : voir mon article « à contre-intimité. Les mises en forme artistiques de la maladie grave dans la revue CORPS). On peut penser aux collaborations qui se nouent aujourd’hui entre des chercheurs en neurosciences et des artistes ou danseurs, sur l’expérience esthétique et le fonctionnement du cerveau.

Si ces mouvements m’intéressent en tant que sociologue, c’est aussi à l’aune de mes pratiques artistiques que je les ai investigué, depuis des activités d’écriture / lecture publique en poésie ou, plus récemment, à travers des performances en danse inspirée du butô. Je propose ici de montrer les coulisses du chantier de réflexion sociologique que je porte sur l’une de mes créations artistiques récentes intitulée « L’étranger connu », et dont je vais vous montrer dans quelques instants une vidéo.

Mon parcours artistique représente bientôt 20 ans de pratiques d’écriture en poésie et dans les musiques expérimentales, en relation aux arts vivants. Cette trajectoire était en particulier soucieuse de travailler des formes d’écriture, de mises en musique et de mises en jeu du corps susceptibles de « faire trembler le monde » dans une direction inédite. En 2017, la découverte de la danse butô à l’occasion d’un stage m’ouvre à un univers de pratiques qui me semblent à même d’amener le poème dans la danse, le faire exister ou circuler au-delà des mots.

Le butô est un art de la danse très libre et très exigeant, apparu en 1958 au Japon sous l’impulsion de l’artiste et écrivain Tastumi Hijikata (photo). Se fondant sur l’improvisation et des techniques corporelles centrées sur la préparation physique et la conscience du corps, il invite chaque participant à « trouver » son propre butô, grâce au développement d’une auto-méthode. Lors des ateliers, les enseignants proposent souvent des sujets d’improvisation mobilisant l’imaginaire et la sensorialité, ceci afin de permettre aux élèves d’explorer de nouveaux modes de perception et de mobilisation du corps[1].

Miroirs et masques : année zéro

L’étranger connu part d’un désir d’altération de ma présence physique ordinaire. En visionnant la vidéo d’une de mes performances publiques, j’ai été troublée par une image, mon visage apparaissant sur la vidéo comme un masque vide, une entité matérielle possiblement ouverte à l’interprétation.

Je me mets alors en tête de prolonger cette image, de trouver des techniques qui me permettraient de fixer ce masque de chair assez longtemps pour que le public ait le temps d’y projeter quelque chose.

Cette possibilité de devenir physiquement un masque ouvert à différentes interprétations m’amène à penser aux micro-ajustements dans la vie quotidienne évoqués par le sociologue Anslem Strauss dans son ouvrage « Miroirs et masques », où il analyse ces situations du quotidien dans lesquelles nous nous efforçons de redéfinir, à travers nos paroles et nos gestes, les contours de notre identité, ceci afin de les faire correspondre aux attentes sociales.

Or, si un masque d’indétermination s’éternise dans un geste de performance, à quelle sorte de miroir a-t-on à faire ?

Altérisations

J’ai développé plusieurs pistes de travail physique pour explorer cette thématique. La première fût celle des possibilités de transitions, ou de combinaisons, entre des qualités de présences opposées : entre le féminin et le masculin, entre la jeunesse et la vieillesse. En plus de l’importance de la force de gravité, des appuis au sol et d’une tension interne, je découvre l’importance de l’apparition et de la disparition de la présence dans ce jeu de transitions.

Regarder d’autres danseurs et échanger avec eux.elles m’a appris  que certaines techniques et dispositifs sont nécessaire pour opérer ce jeu de dévoilement : un chapeau à défaut de cheveux sombres qui tombent comme un rideau, une zone d’obscurité d’où émerge une présence, sont constitutives de la danse.

Je dessine un premier tableau en noir et blanc qui évoque l’esthétique expressionniste si chère aux fondateurs japonais de la danse butô. La position au sol et la force de gravité, avec le costume, est travaillé avec précision dans la quête d’une présence « pas très claire » où des interprétations contraires, pour le public, sont susceptibles de se juxtaposer.

La théâtralité du butô, avec sa dynamique de voilement / dévoilement de la présence, résonne alors en moi avec la sociologie des émotions : le travail émotionnel que chacun d’entre nous effectuons au quotidien peut en effet être conçu comme une opération de voilement / dévoilement ayant pour objectif de répondre à des règles sociales, à des conventions. Mais plus que d’une mise en conformité émotionnelle, il s’agit aussi, souvent, d’un jeu avec les conventions (Lézé, Fernandez, Marche, 2008 ; 2014). Dans la performance, les émotions ne sont plus de simples moyens d’expression et de communication. Elles ne sont pas non plus quelque chose d’authentique que la performance permettrait de révéler. Elles peuvent plutôt être conçues comme une matière ou une énergie circulant entre soi et le public et dont on ne sait jamais quelle forme elle est susceptible de prendre[2].

L’esthétique expressionniste qui se dégage de ce premier tableau a pu renvoyer en mon sens à un certain paradigme du rapport entre intériorité et extériorité dans nos sociétés occidentales, et pour lequel la psychologie a pu jouer un rôle important. Elle renvoie à cette idée fantasmatique selon laquelle les émotions du passé, obscures et refoulées dans l’intériorité des sujets, seraient susceptibles de s’extérioriser durant la performance.

La seconde piste a été celle du masque comme objet. Le corps-marionnette est très présent dans l’univers de la danse butô, et nombre de sujets lors des ateliers porte sur cet enjeu de modifier le statut du corps pour le transformer en une sorte de marionnette, un objet inanimé, surexposé, ou manipulé par un ou une marionnettiste invisible.

Travailler en interaction avec des costumes et des objets qui sont partie prenante de la danse participe aussi au façonnement de l’altérité corporelle, grâce aux sensations de contact avec les choses et les matières, induisant un trouble de la frontière entre « agir sur l’environnement » et « être agit » par l’environnement. Le corps n’est alors qu’un élément d’un réseau tissé de relations entre des humains et des non-humains, comme pourraient le formuler des socio-anthropologues de la connaissance. Le statut du corps ici n’est plus celui du « corps clair-obscur », il devient égal à toute chose. La seconde piste que je voulais explorer, celle du masque comme objet avec sa symétrie parfaite, et celle du corps-marionnette, s’est vue ainsi enrichie par cette perspective de danser avec des objets « plus vivants » que le corps, comme l’est la corde dans cette performance. 

La troisième piste, que je n’ai pas fini d’explorer, est celle de l’inversion entre intérieur et extérieur.

Réfléchir en tant que sociologue sur cette création a pu me conduire à penser cette performance comme un geste de dépassement d’oppositions entre intériorité et extériorité, entre l’ordinaire et le merveilleux, voire entre le normal et le pathologique.

En pratique, ce jeu de dépassement d’opposition symboliques prend appui sur des techniques favorisant un certain « déconditionnement » du corps et de la perception.

Mais si la danse porte en elle une capacité d’altération de la corporéité, son caractère performatif réside aussi dans sa rencontre avec la capacité fictionnelle du public. Cette rencontre n’est possible que si le public accepte de participer à une situation de « feinte ludique partagée ». Les cadres d’interprétations que nous mobilisons dans la vie quotidienne, et qui permettent à chacun d’entre nous de nous situer en répondant à la question « Que se passe-t-il ici ? », finiront alors par lui apparaître comme des fabrications.

Si ce type d’art-performance se fonde sur des gestes d’ouverture / fermeture dans le rapport au public, des jeux de voilement / dévoilement de la présence, une mise en jeu de conventions, de connaissances ou de vérités de nature très diverse, il s’agirait finalement de ce que le sociologue André Petitat, dans son ouvrage Secret et formes sociales, nomme un espace de réversibilité symbolique : « Représentation, imagination et convention : tels sont les trois axes sur lesquels l’acteur se promène avec ses libertés redoutables, dessinant un espace de réversibilité créateur de multiplicité relationnelle, créateur de forme sociale » (Petitat, p.180) L’espace de réversibilité symbolique est inscrit dans le social, dans le langage, dans des conventions socio-symboliques. « La réversibilité symbolique désigne donc un espace de jeu autour des postures interactives qui est en même temps un espace de jeu de la construction et de la déconstruction sociale » (180). Il s’agit d’un espace aux frontières du possible et de l’impossible.

Mais André Petitat insiste aussi sur la notion d’historicité de cet espace de réversibilité symbolique. Si l’art-performance se joue des conventions, les conventions elles-mêmes évoluent au cours du temps. Les normes sociales qui régissent nos conduites corporelles, ou nos expériences émotionnelles, en lien avec des questions de santé ou avec bien d’autres questions, ne sont sans nul doute pas les mêmes qu’autrefois.     

Conclusion

Il m’est apparu, après avoir trouvé le titre de cette performance, que l’étranger connu faisait aussi écho à un texte du sociologue Alfred Schultz, L’étranger, qui traite de la figure de l’immigré qui ne maîtrise pas encore les codes culturels du groupe qu’il a rejoint, et dont les conduites seront qualifiées par les autres de décalées. A ce texte s’en ajoute un autre du même auteur, le revenant, qui évoque le sentiment d’étrangeté pour le soldat qui revient chez lui après la guerre, retrouve les siens, mais se confronte à des difficultés à communiquer son expérience du fait d’une incongruité entre deux mondes (guerre, vie quotidienne) et de la transformation profonde qui s’est opérée en lui, lorsqu’il était au front.

L’étranger connu peut être lu comme la manifestation de l’altérité qui réside en soi et dans l’œil du public participant de ce dispositif de réversibilité symbolique.

Mais il s’agit aussi d’une poésie du geste qui ne fixe pas les chemins que chacun empruntera, un monde dans lequel différents voyages sont possibles.

 

[1] Trois conseils de Masaki Iwana avant chaque performance : RESPIRER, SENTIR L’ESPACE, TOUT OUBLIER. Se désorienter consiste par exemple à prendre une position oblique, qui modifie la perception de l’espace. Cela peut aussi consister à mobiliser l’imaginaire : par exemple imaginer, lorsque je suis au sol à quatre pattes, que je suis accrochée une paroi verticale. Cette perception va avoir des effets ensuite sur la façon dont je vais me déplacer par exemple.

[2] Il s’agit davantage de produire une émotion à travers un geste ou une posture, plutôt que de l’exprimer, ce qui peut impliquer par exemple de « calmer » ou de « vider » les expressions du corps et du visage, alors même qu’une expérience de vive intensité émotionnelle se déploie pour la danseuse. Mais il ne s’agit pas ici pour autant de « neutralité émotionnelle », comme l’attitude qui pourrait par exemple être attendue d’une infirmière ou d’un médecin dans un service de chirurgie. L’idée est plutôt ici de traiter le corps et le visage – et les yeux en particulier - comme une vitre ou un paysage dans lequel les émotions circulent comme des nuages.

Bibliographie

GORDON Rae Beth (2013), De Charcot à Charlot. Mises en scène du corps pathologique, Rennes, PUR.

FERNANDEZ Fabrice, LEZE Samuel, MARCHE Hélène (2008), Le langage social des émotions. Etudes des rapports au corps et à la santé, Paris, Anthropos/Economica.

FERNANDEZ Fabrice, LEZE samuel, MARCHE Hélène (2014), Les émotions. Une approche de la vie sociale, Paris, Editions des archives contemporaines.

MARCHE Hélène (2019), « A contre-intimité. Les mises en forme artistiques de la maladie grave, CORPS. 

PAGES Sylviane (2015), Le butô en France. Malentendus et fascination, Pantin, Centre national de la danse, coll. « recherches ».

PETITAT André (1998), Secret et formes sociales, Paris, PUF.

SCHAEFFER, Jean-Marie (1999), Pourquoi la fiction ?, Paris, Seuil.

SCHUTZ, A. (1987), Le chercheur et le quotidien. Phénoménologie des sciences sociales, Paris : Méridiens Klincksieck.

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